L’histoire du crayon qui ne créait plus.

En 2012, tout fraîchement diplômé en graphisme, je traîne dans une librairie d’Arlon et je vois ce porte-mine qui me fait de l’oeil entre les compas et les gommes. Il est cher. Très cher même, pour moi qui n’ai jamais connu l’immense satisfaction de toucher un salaire. Je sens que notre relation a déjà démarré. Ni une ni deux, je sors mon budget bouffe hebdomadaire et m’offre ce porte-mine.

On vivra d’amour et de croquis cette semaine.

Ensemble, on trouve un boulot. On croque, on esquisse, on rature… Rien ne lui est impossible. Il est inépuisable.

Ensemble, on crée des logos, on structure des sites web, on imagine des scénarios, on donne vie à des marques… Mon crayon s’éclate, moi je me forme.

Quelques années plus tard, j’ai changé de boulot. Je suis toujours designer mais mon crayon ne crée plus rien. Je suis devenu, sous promesse d’une carrière scintillante et florissante, consultant en design d’expérience utilisateur pour une multinationale du domaine de l’aérien.

Mon boulot? Analyser les statistiques du site web de la boîte pour “améliorer l’expérience utilisateur”. Dans ces circonstances, ça veut surtout dire “vendre plus de voyages” en se basant sur les habitudes et le comportement en ligne des clients. Mon crayon est avec moi. Mais sa mine est rentrée désormais et il me sert à comparer des statistiques entre deux tableaux Excel. Mon crayon est aussi gris que sa robe alu, et moi… je ne vois rien. Je lui dis que tout va bien et tente de m’en convaincre par la même occasion.

Mon crayon se barre.
Je l’ai perdu.
Ou peut-être il en avait marre.

Enfermé dans mon déni et convaincu que je ne suis bon qu’à faire ce que je fais, la vie m’envoie quelques épreuves dont elle a le secret. Des problèmes de santé me bloquent au lit à plusieurs reprises et je perds trois des piliers les plus importants dans ma vie. Et c’est un déclic.

Une demi-douzaine d’opérations, et trois décès de proches en un an me font réaliser qu’il faut que je bouge. Que je ne peux pas continuer ce rythme effréné et destructeur plus longtemps. Ca a l’air bien hein… Mais pas pour moi. “There should be more in life than this”

Je suis perdu. Je ne sais pas quoi faire. J’enchaîne les psys, les lectures sur le développement personnel ou les bouquins des grands maîtres contemporains de la philosophie. J’ai du mal à réfléchir, je n’arrive plus à penser. Je ne dessine ni ne crée plus vraiment rien de nouveau.

Au fond du trou, terrifié par mon incapacité à réagir autrement que par la violence, je quitte tout: ma meuf, ma maison, ma grosse bagnole et ma moto. Plus rien ne m’apporte satisfaction. J’en veux à tout le monde.

Effrayé par mes propres émotions, je négocie une pause carrière pour fuir à l’autre bout du monde, dans le désert australien. Je reviens, reprends le boulot… que je quitte quelques mois plus tard, déterminé à faire autre chose de ma vie que de courir après l’argent et la gloire.

Fini le rêve américain. Je veux vivre. Expérimenter le vrai. Ressentir le moment. Déclencher des opportunités. Voyager.

Un peu par hasard, sans doute guidé par les cieux auxquels je n’ai jamais cru, je m’engage dans une expérience sociale hors du commun : je pars en Amérique du Sud pour trois mois avec 25 inconnus. Le but est double: redévelopper une confiance en moi et faire le premier pas vers ma vie d’indépendant. C’est à ce moment que mon crayon m’envoie un SMS: “Dude, tu t’es calmé c’est bon?”

C’est au Chili que je raconte mon histoire pour la première fois. Celle que je vous raconte là, sans le recul. Ca me libère et ça semble faire du bien aux gens. L’un d’eux me confie que Swa, le surnom que me donne ma mère depuis petit signifie quelque chose en patois des Caraïbes.

Really ?

Yep. It means “friend”.

Ce jour là, mon crayon et moi sommes devenus “Granswa”.

Je reviens de Colombie juste avant l’épisode Covid. Boosté et motivé comme jaja suite à ce voyage, je lance mon activité de graphiste indépendant et, pour combler la crise existentielle des premiers mois difficiles, je renoue des liens étroits avec mon pote le crayon. 12 heures par jour, j’améliore mes techniques, j’investis dans du matos, je peaufine mon style. Les retours sont motivants, exaltants et confirment mon envie d’aller plus loin. Vivre du dessin n’est pas impossible. Surtout après tous les sacrifices que je me suis imposés.

Et c’est ce qui nous amène à aujourd’hui.

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Aujourd’hui, c’est le premier jour. Comme l’était hier. Cette histoire prouve ma détermination, ma hargne et ma dévotion à faire mieux. Mieux pour moi, pour mon crayon, et surtout, pour les générations futures.

Aujourd’hui, Je construis ou je cherche des projets qui me surprennent, des projets auxquels je n’aurais jamais pensé, mais qui résonnent dès que vous posez les premiers mots lors de notre entretien découverte.

Aujourd’hui, je veux dessiner pour des journaux d’opinion, des magazines musicaux ou des chanteurs engagés, illustrer et designer des packagings, créer des affiches et des supports de communication pour les acteurs locaux, les musiciens, les artistes, les porteurs d’idées saines et empreintes de liberté. Je développe une série d’illustrations à exposer, une autre à imprimer sur des t-shirts. Je veux rencontrer des gens aux idées fraîches qui ne donneront que plus de sens à ce que je fais. Je veux co-créer, être ébahi, émerveillé et rester inspiré.

Mon but? Tenir la promesse faite à mon crayon. Éveiller, toucher, déclencher des émotions, des prises de conscience. Donner de l’inspiration à quiconque veut quitter un boulot dans lequel il ne se reconnaît pas. There is more in life than this.

J’ai imprimé une phrase sur mes cartes de visite. “On n’a pas découvert l’électricité en réinventant continuellement la bougie.”

Ca veut dire que quiconque peut créer le monde de demain, et pour tout ce que vous inventerez de fou, mon crayon est chaud bouillant.

Moi, c’est Granswa. Je suis graphiste, illustrateur et artisan.

Vous aussi avez une histoire à raconter?